Abd Al-Malik, le dernier poète ?

Qu'est-ce que le rythme en poésie ? Comment faire que des élèves d'aujourd'hui soient touchés par la cadence sourde des vers de Jean Racine ? Qu'ils soient sensibles à la musique de Verlaine ? Qu'ils soient envoûtés par le tempo mystique des sonnets de Mallarmé ? Depuis quelques années, j'ai trouvé la solution : il suffit de scander les mots à la manière des slammeurs. Rien de plus efficace. Le rythme devient alors une réalité tangible pour tous, et les étudiants les plus indifférents au départ se laissent prendre au jeu, au rythme, au plaisir et à la poésie.

Ce pas n'est le moindre des mérites du slam et du rap que d'avoir démocratisé en France le goût de la poésie. Et Abd Al-Malik est l'un de ceux qui ont le plus contribué à ce renouveau. On connaît son parcours : naissance à Paris, enfance à Brazzaville, adolescence dans une cité HLM, à Strasbourg. C'est l'un des maîtres de la poésie des quartiers. "Il a des lettres et il a la rue", comme le dit Mazarine Pingeot, qui signe la préface de son dernier ouvrage, Le Dernier Français.
Endolorie et suave 

C'est évidemment une poésie engagée, mais qui ne manque pas d'humour. Ainsi, renouant avec les mânes de Jacques Prévert, Abd Al-Malik évoque l'égalité des chances : "Ils nous disent "oui" avec la tête/mais ils nous disent "non" avec le coeur." Il ne manque pas au passage d'égratigner Nicolas Sarkozy dans La France : "Aime-la ou quitte-la ? Comment quitter la femme qui m'a mis au monde ?/ Est-il un homme celui qui renie sa mère ?" Dans tel poème, il déclare : "Silence !/On démembre le corps en saignant en République/c'est la politique éducative." Tel autre poème est dédié "à Hassan qui est parti l'année dernière, victime d'une bavure ! Je le dédie aussi à tous les ghettos martyrs de mon quartier : le Neuhof." C'est que la poésie d'Abd Al-Malik est à la fois lyrique et colérique, endolorie et suave.

Au-delà de la critique sociale, Abd Al-Malik entend proposer quelques pistes, car "le temps presse et c'est pas repeindre les murs qu'il faut, mais mettre la lumière dans les êtres". Certains textes sont d'ailleurs plus proches de l'article ou de l'essai que du poème ou de la chanson : "La réalité est que certains financiers sont devenus pour l'économie mondiale et les économies nationales ce que sont les extrémismes aux religions : des ennemis de l'économie elle-même. Mais aussi des ennemis des valeurs fondatrices de la République."

Surtout, n'allez pas dire d'Abd Al-Malik qu'il s'exprime bien. Dans le poème Singe*, il écrit : "Dis donc ! Mais il s'exprime vraiment bien pour un.../*Vous pouvez changer "Singe" par "Enfant", si vous n'êtes pas animés par un racisme primaire, mais plutôt par une innocente condescendance." Moi aussi, je dois le dire, j'ai connu cela plus d'une fois : "Ah, Louis-Georges Tin ? Vous êtes martiniquais ? Mais vous parlez vraiment bien !" Faut-il gifler ou remercier ? Les deux sans doute.

"En vérité je vous le dis/je suis le dernier des Français", affirme Abd Al-Malik, dans une formule provocante et mystérieuse. Peut-être parce qu'il est le dernier à croire encore à l'égalité ? Et il rend hommage à Virgile, Baudelaire, Césaire, Glissant, Marie NDiaye, Jacques Brel, Juliette Gréco, NTM ou Daft Punk. Dernier Français ? Abd Al-Malik ne serait-il pas plutôt le dernier poète ?


Louis-Georges Tin
sursa 

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