De l’importance du don (generosite) et de la servitude

Le don premier ou initial, don par excellence, est la création de l‟univers par Dieu, le Créateur, Source de tous les dons matériels et immatériels (al- Khaliq, al-Wahhab, al-Mou‟ti). C‟est de ce don que vient l‟homme... L‟abondance dans laquelle est créé l‟homme génère sa liberté. Mais pour assumer cette liberté, en être digne, l‟homme est appelé au même geste héroïque que le Créateur. Le don est la seule voie rendant possible l‟expérience de l‟abondance. Le don en conscience de son sens originel préserve l‟humain de la corruption et de la suffisance (istighna‟).

Donc de l‟homme, sont attendus reconnaissance et gratitude envers son Créateur dispensateur et donateur : cette reconnaissance attendue constitue le sens même de la religion.

Ainsi le don se transforme en offrande et en prière...

Le don constitue un patrimoine universel auquel toutes les religions ont contribué avant l‟Islam. Dans la péninsule arabique, les sociétés pré-islamiques considéraient la générosité comme une qualité relative à la haute noblesse.

En Islam, la reconnaissance attendue est prescrite, tout d‟abord, sous forme de don matériel obligatoire, la zakat, en vue d‟une purification immatérielle (la zakat est citée dans plus de 80 versets du Coran). Mais elle est également prescrite sous forme de sadaqa ou nafaqa (aumône volontaire ou spontanée), appelée ainsi par opposition à l‟aumône obligatoire. Enfin, le service - généré par l‟état de servitude du croyant - peut également être considéré comme forme de don : le don de soi...

Rappelons-nous cette phrase de Khalil Gibran : « Il y a ceux qui donnent sans éprouver de peine à donner, sans y chercher non plus ni joie ni conscience de leur vertu ; ils donnent, comme là-bas dans la vallée le myrte exhale son parfum dans l‟air. C‟est par leur main que Dieu parle et par leurs yeux qu‟Il sourit à la terre. »

Le don est avant tout un état d‟esprit, une disposition du coeur. Celui qui désire progresser spirituellement doit considérer l‟aumône, le don et le service au même niveau que la prière (la zakat étant un des 5 piliers de l‟Islam à l‟instar de la salat) et le dhikr. Seyed dit à ce propos : « Deux portes royales pour arriver à Dieu sont l‟invocation et la générosité. »

Zakat et Sadaqa :

Dans un hadith, seydina Omar racontait ceci : “Le Messager d‟Allâh (PSL) avait ordonné de donner l‟aumône et il se trouvait que j‟avais une certaine somme d‟argent. Alors je me suis dit : «Aujourd‟hui, je ferai mieux qu‟Abou Bakr, si j‟arrive un jour à rivaliser avec lui. » J‟ai donc fait don de la moitié de ma richesse. Le Messager d‟Allâh (PSL) m‟a alors demandé : « Qu‟as-tu laissé pour ta famille ? ». Je lui ai répondu : « J‟ai laissé l‟équivalent de ce que j‟ai donné. » Mais Abou Bakr avait apporté toute sa richesse et le Messager d‟Allâh (PSL) lui a demandé : « Qu‟as-tu laissé pour ta famille ? » Il a répondu : « Je lui ai laissé Allâh et Son Messager. » J‟ai alors dit à Abo Bakr : «Je ne rivaliserai plus jamais avec toi en quoi que ce soit...»

S‟il y a deux choses qui ne peuvent se rencontrer et cohabiter dans le coeur de l‟homme, c‟est bien l‟avarice et l‟adoration de Dieu. Dieu dit : “Vous voilà appelés à faire des dépenses dans le chemin de Dieu. Certain parmi vous se montrent avares. Quiconque cependant est avare, l‟est à son propre détriment. Dieu est Celui qui se suffit et vous êtes indigents” Q (47 ; 38)

Autres versets coraniques relatifs à l’aumône :
“Qui donne ses biens pour se purifier... “ Q (92 ; 18)

“Prélève une aumône sur leurs biens pour les purifier et les rendre sans taches.“ Q (9 ; 103)

“Celui qui, pour l‟amour de Dieu, donne de son bien à ses proches, aux orphelins, aux pauvres, au voyageur, aux mendiants et pour le rachat des captifs, ...“ Q (2 ; 177)

“Ô vous qui croyez ! Dépensez en aumône une partie de ce que Nous vous avons accordé avant la venue d‟un jour où ni marchandage, ni amitié, ni intercession ne subsisteront. “Q(2; 254)

“Vous n‟atteindrez pas à la piété vraie, tant que vous ne donnerez pas en aumône ce que vous aimez. Quoi que vous donniez en aumône, Dieu le sait.” Q(3 ; 92)

« Quelle est la meilleure sadaqa ? » demandait un compagnon. Le prophète répondit : « C‟est la sadaqa que vous donnez lorsque vous êtes encore en bonne santé et robuste, craignant la pauvreté et espérant la richesse. »

Quelques règles concernant la sadaqa :
- La sadaqa envers un proche est meilleure que celle donnée à une personne éloignée.
- L‟aumône en secret (don à l‟abri du regard d‟autrui, discrétion) est supérieure à l‟aumône en public.
- Donner des choses licites
- Don lors du mois du Ramadan
-La fréquence du don est importante : un petit don répété est mieux qu‟un don important mais occasionnel.

L‟état de servitude ou don par le service :

Islam se traduit souvent par « soumission », mais on peut aussi traduire par « servitude » : dans le sens où l‟être humain se met au service du Divin, du Créateur. Il s‟abandonne à Lui, sans renoncer à sa capacité d‟action, par le don. Le don est l‟acte le plus proche de Dieu que l‟homme puisse réaliser…Le prophète (PSL) disait : “Le plus élevé des hommes est son serviteur”. Il est d‟ailleurs intéressant de constater que la racine des mots arabes “„ubudiya” (servitude) et “„ubadat” (oeuvres d‟adoration) ont la même racine („abd). Adorer et servir ont donc la même origine...

« Accroche-toi aux attributs de Sa Seigneurie et sois conscient de tes attributs de servitude ». Hikma de Ibn ata Allah

On rapporte dans la sira, qu‟une nuit, alors que le Prophète (PSL) se couchait auprès d‟Abû Bakr dans une grotte, ce dernier fût piqué par un scorpion caché dans un trou. Abû Bakr étouffa sa douleur afin de ne pas déranger le Prophète, mais ne put empêcher ses larmes de couler. Ce ne fut que quand une larme tomba sur les joues du Prophète, que celui-ci se réveilla et vit son compagnon en larmes. Préoccupé, Muhammad (PSL) lui demanda : « Qu‟as-tu Abû Bakr !» Il répondit : « Ce n‟est qu‟une piqûre, ô Messager d‟Allâh, pour toi je sacrifierais mes père et mère ! ».

A propos du service dans la voie, Seyd dit : « Il est nécessaire dans la voie de passer par ce service auprès du Maître. C‟est ce que j‟ai fait moi-même auprès de sidi Abû Madyan , lui lavant ses chemises, le servant, satisfaisant ses moindres désirs. Certaines personnes ont du mal à se mettre au service des autres. Même parmi les foqara, il en est qui trouvent cela très lourd à supporter.
Mais s‟ils font l‟effort de le faire tout de même, ils pourront se libérer des liens qui attachent leurs âmes. »

« Il y a des défauts dans le coeur qui ne s‟effacent que par le travail de la voie » Sidi Hamza

« Tout ce que tu fais par toi-même est difficile, tout ce que tu fais par Lui est facile » (Hikma)

Sidi Hamza et Sidi Hâj „Abbâs ont été au service de leur sheikh d‟une façon inconditionnelle et à un point tel qu‟on ne peut l‟imaginer. On se souvient comment sidi Hâj „Abbas, riche propriétaire terrien, après avoir attendu son sheikh sidi Abû Madyan pendant 35 ans, accueillit celui-ci et ses disciples avec une joie indicible et les pria de demeurer dans sa maison. Il leur dit que durant cette si longue attente, il avait suffisamment rassemblé de biens pour pouvoir désormais s‟occuper entièrement de ses hôtes, si bien-sûr ces derniers acceptaient de s‟installer définitivement chez lui.

Seyd raconte : « Mon père, sidi Hajj abas, était considéré dans la région où nous vivions comme un grand notable. Ceux qui le connaissaient ne pouvaient imaginer qu‟un homme comme lui puisse se lever et servir les autres. Quand il est devenu le disciple de sidi Abû Madyan, celui-ci lui demandait de se lever et de servir le thé aux autres foqaras. Mon père se précipitait alors pour s‟exécuter. Beaucoup de gens présents se disaient : « Qu‟est-ce donc cet esclavagisme, regardez un peu ce qu‟il lui fait faire ! ». Au moment où mon père allait prendre les plateaux contenant les verres, sidi Abû Madyan se tournait alors vers les gens qui pensaient ainsi et leur disait : « Savez-vous pourquoi je fais cela ? C‟est pour l‟éduquer et le libérer de son ego. » Mon père invoquait certes beaucoup, mais il se caractérisait surtout par sa grande générosité. Il satisfaisait le moindre des désirs du Maître et des disciples, essayant même d‟anticiper les besoins. C‟est cette grande générosité qui lui a fait hériter du sirr. »

En définitive, le service, le travail de la voie est d‟abord une intention du coeur, une orientation et un don de soi qui nous transporte vers la Proximité. Le travail de la voie agit en nous comme un médicament, et quelque soit le degré et l‟intensité de notre investissement, si nous voulons «gagner» pour reprendre une expression de Seyd, nous ne devons jamais oublier que c‟est nous qui avons besoin de la Voie, et non le contraire.

Sidi Abû Madyan pendant le ramadan ne prenait son pain et son lait à la rupture, que s‟il était servi par sidi Hamza. « Je veux que ce soit toi car chaque fois que tu prends soin de moi, Dieu prend soin de toi. » Seyd lui même l‟a rappelé : « Celui qui s‟occupe de moi (argent, service de la voie), Dieu prend soin de lui. »

La servitude, c‟est disparaître, lâcher nos désirs, nos idées (comment on voudrait que les choses soient), nos projets, pour faire corps avec le projet de Dieu. On a tous des qualités que l‟on peut mettre au service. Dieu nous montre ces qualités. Il nous faut les mettre au service.

Etre un serviteur, c‟est accueillir ce qui nous est donné, dire oui et se mettre au service comme on ferait une prière… avec la même présence dans le coeur que lorsque l‟on va faire du dhikr, le même amour, la même aspiration de Dieu. C‟est se prosterner devant ce qui nous est donné avec le même abandon que pendant la prosternation. Voir en tout ce qui nous est donné la main de Dieu… et celui qui est le plus proche de Dieu, c‟est son serviteur… Car il sait que dans tout ce qui est, Dieu est…

Devenir un serviteur, c‟est se demander, où mon coeur m'appelle ? Quelles sont les besoins de cette personne, quels sont les besoins de la voie ? Comment puis je me mettre au service ? Dans une situation qui ne nous convient pas, pluôt que critiquer, c‟est nous demander : que puis-je faire ?

Comme le dit sidi Faouzi, la voie, ce n‟est pas un marché où l‟on prend on peu de tomates, d‟oranges ou de carottes. Tant qu‟on est dans la voie en prenant seulement ce qui nous plaît (hal, mahabba, repas, …), on n‟a pas compris que la réalité même d‟un disciple, c‟est d‟être au service, de donner de lui-même.

Le don de Soi divinise l‟autre :

Le don, c‟est aussi savoir accueillir l‟autre dans sa différence : le don de Soi à l‟autre, de la meilleure partie de l‟être, sa dimension divine. Le don c‟est avoir la conscience de l‟autre, et la conscience que Dieu est dans l‟autre. Un don sans calcul, juste un mouvement du coeur. Le don est service permanent, l‟être humain est sensé offrir chaque minute, vécue pour Dieu, par Dieu, en Dieu. Le don de l‟écoute, du partage, du silence, de la compréhension, de la patience, de la compassion, d‟un sourire ou d‟un regard. Le don est l‟occasion d‟une précieuse alchimie. Le don divinise l‟humain : le don, c‟est s‟engager dans l‟échange, prendre conscience que Dieu est dans l‟autre, comme en soi-même. Le don, permet l‟Unité, par l‟autre. Donner, c‟est sortir de la gangue de l‟ego pour atteindre le divin en l‟autre.

Rétribution :

« Il se peut qu‟en te donnant Il te prive et qu‟en te privant Il te donne » Hikma de Ibn ata Allah.

Un agneau fut offert à l‟envoyé de Dieu qui en distribua la viande. „Aïcha lui dit : « Il n‟en reste plus que le cou ! » . L‟envoyé de Dieu lui répondit alors : « Il nous reste tout sauf le cou...». Ce hadith nous permet de comprendre que le bien véritable n‟est pas celui que l‟on épargne, mais celui que l‟on dépense pour Dieu.

L‟aumône dans le sentier de Dieu n‟est jamais une perte mais au contraire un investissement que Dieu fructifie dans cette vie et dans l‟au-delà. Le Tout-Puissant dit : « À celui qui fait à Dieu un beau prêt, Dieu le rendra avec abondance. Dieu restreint ou étend (Ses faveurs). Et c‟est à Lui que vous retournerez. » Q (2 ; 245)

Seyd dit à ce propos : « Dans la voie, si on désire un cheminement rapide, il est important de donner sans compter, sans calculer (de son temps, son argent, son hospitalité, ...). Le faqir reçoit dans la mesure où il donne, mais seulement s‟il n‟attend rien en retour. Par conséquent, il ne faut pas regarder “en arrière”, donner en notant tout ce qu‟on a donné sur un carnet, mais donner pour Dieu, donner comme si on jetait quelque chose à la mer, et ne pas penser avoir de droits sur la voie. »

« Ne demande pas de récompense pour ton acte, car tu n‟en es pas l‟auteur ; il doit te suffire comme récompense qu‟Il l‟agrée ». Ibn ata Allah

« Ne donne pas en espérant recevoir davantage. » Q (LXXIV ; 6)

« Dieu n‟a placé dans l‟au-delà la récompense de ses serviteurs que parce qu‟Il estime trop leur valeur pour les récompenser dans un monde qui passe et que ce bas monde est trop petit pour contenir ce qu‟Il veut leur donner. » (Hikma de Ibn ata Allah)

Conclusion :

Rien ne nous appartient, ni les oeuvres, ni l‟argent. C‟est toujours à Lui qu‟appartient toute chose. C‟est toujours Lui le Donateur. Dans une hikma, Ibn „Ata‟ Allâh exprime cette subtilité : «Lorsqu‟il veut manifester Sa faveur envers toi, Il crée en toi (une bonne oeuvre) et te l‟attribue.»

Nous finirons sur cette parole de sidi Hâj „Abbâs, après le décès de sidi Abû Madyan : « Je ne regrette qu‟une seule chose, c‟est de n‟avoir pas assez donné pour mon maître... ».