Hommage à Jean-Louis Michon
Par Tayeb Chouiref | le 8 mars, 2013
Son
nom, Jean-Louis Michon, est connu des spécialistes de l'islam mais peu
connaissent son nom en islam 'Ali 'Abd al-Khâliq. Il s'est éteint
paisiblement le 22 février dernier, à l'âge de quatre-vingt huit ans.
Lorsque je le rencontrai pour la première fois, en
juin 2002, l'étendue de son savoir et l'extraordinaire richesse de son
parcours intellectuel et spirituel m'impressionnèrent fortement. Il s'en
suivit dix ans d'amitié et de fraternité qu'il me fit l'honneur de
m'accorder. Puissent les lignes qui suivent être un hommage à un homme
qui n'eut de cesse de mieux faire connaître l'islam et de montrer le
caractère universel de sa spiritualité.
Jean-Louis Michon naquit en 1924 à Nancy et fut
élevé en milieu bourgeois dans le catholicisme traditionnel. Il confia
avoir reçu à l'âge de huit ans « un premier signe de la présence de Dieu
et de sa protection ». Alors qu'il était à la piscine avec son père et
ses frères, il perdit soudain pied et commença à sa noyer. L'angoisse le
saisit et il se mit à prier très fortement : « Je ressentis alors
une grande paix et, en toute confiance, glissai vers l'inconscience.
Lorsque j'ouvris les yeux, mon père était au-dessus de moi et me faisait
régurgiter l'eau que j'avais avalée... Telle a été ma première
expérience spirituelle, celle qui m'a surtout appris la validité de la
prière. »[1]
Jeune adulte, sa quête intérieure se précisa et il comprit qu'il lui fallait une voie adaptée à ses besoins spirituels : « J'ai
très tôt compris que si je voulais suivre sérieusement une voie
spirituelle, la seule possibilité que m'offrait le catholicisme était de
devenir moine. Or, je n'avais pas la vocation de devenir moine... C'est
pourquoi j'attendais qu'une autre voie s'ouvre à moi. »[2]
J.-L. Michon avait quinze ans lorsqu'en 1939
éclata la seconde guerre mondiale. Sa famille fuit Nancy pour se
réfugier à Arcachon pensant ainsi échapper aux soldats Allemands. Se
rendant compte de l'inutilité de cet exil, lui et sa famille
retournèrent à Nancy où il put obtenir son baccalauréat de philosophie,
puis suivre deux ans d'études en Droit et une licence d'anglais. Munis
de ces diplômes, il partit pour Paris afin de compléter sa licence de
Droit et suivre le cursus de la célèbre école de Sciences politiques.
La découverte de l'œuvre de René Guénon.
De retour à Nancy, il fonde, avec un groupe
d'amis, un cercle de réflexion pour « discuter et tenter de trouver des
solutions aux dilemmes et aux errements d'un monde chaotique. »[3]
Ces rencontres avaient lieu dans la boutique d'un libraire-poète, et
c'est lui qui fit découvrir à ces jeunes chercheurs l'œuvre de René
Guénon. Les écrits de ce grand métaphysicien marquèrent fortement le
jeune homme en quête de Vérité. J.-L. Michon dira de l'œuvre de Guénon :«
Son œuvre, c'était la Vérité qui entrait dans ma vie, apportant des
réponses d'une claire évidence aux questions que je me posais et que ne
parvenaient pas à résoudre les valeurs de la bourgeoisie provinciale,
qui reposait sur un catholicisme figé dans le moralisme. »[4]
Jean-Louis Michon lut alors plusieurs fois L'homme et son devenir selon le Vêdânta,[5]
dans lequel la doctrine de la non-dualité et la nature spirituelle de
l'homme sont exposées de manière à la fois directe et accessible à un
public occidental. Un des aspects les plus marquants des écrits de
Guénon est indéniablement sa critique sans concession de ce qu'il
appelle « la déviation moderne » : « La lecture des livres dans lesquels Guénon faisait le procès d'une civilisation occidentale pervertie – La Crise du monde moderne, Orient et Occident, Le Règne de la quantité et les signes des temps – apportait
une justification à notre désarroi, une explication du déséquilibre
foncier dont souffrait une société coupée de ses racines spirituelles et
oublieuses des fins dernières de l'homme. »[6]
R. Guénon revient souvent sur la façon dont
l'Occident s'est détaché des valeurs spirituelles depuis la Renaissance,
le développement de l'ère industrielle, le scientisme et le
matérialisme. Or, souligne Jean-Louis Michon, ces valeurs spirituelles
sont le fondement de toutes les grandes civilisations, y compris celui
du Moyen Age chrétien. Il reconnaît en Guénon le penseur qui permit à
l'intelligence des jeunes gens de son groupe « d'échapper à la prison
des idéologies modernes ». Il dira ainsi : « Guénon était pour nous le Platon de l'époque, un rayon de lumière céleste projeté dans un monde malade. »[7]
J.-L. Michon et René Guénon (Le Caire, 1947)
Un autre enseignement fondamental que J.-L. Michon
tire des écrits de Guénon est que la connaissance théorique des vérités
universelles n'est qu'une étape préparatoire pour la réalisation de la
connaissance véritable qui ne peut se faire que « dans le cadre d'une
institution traditionnelle authentique et sous la direction d'un guide
ayant lui-même parcouru le chemin de la quête mystique. »[8]
Pour satisfaire à la nécessité d'un tel rattachement, J.-L. Michon eut
d'abord l'idée d'entrer dans le bouddhisme zen. Il avait, en effet,
découvert, au cours d'une visite dans un musée parisien, la richesse et
la profondeur de la culture du Japon traditionnel. La lecture de
l'ouvrage Essais sur le bouddhisme zen de Suzuki acheva de le
convaincre. Il décida donc de tout abandonner pour se rendre au Japon en
espérant y trouver l'enseignement spirituel auquel il aspirait. Mais
quelques jours avant la date fixée pour son départ, en août 1945, la
bombe atomique lancée sur Hiroshima mit fin à ses espoirs. C'est alors
qu'il lut, par une heureuse coïncidence, un passage de l'ouvrage
d'Augustin Berque, intitulé L'Islam moderne, évoquant la figure
du grand mystique algérien, le Cheikh Ahmed al-Alawî mort en 1934. A.
Berque indiquait notamment que ce maître spirituel avait eu des
disciples européens qui étaient entrés en islam et suivaient la voie
soufie : « Cette simple phrase eut sur moi un effet immédiat : une
intense émotion me saisit et je pleurai de joie. Je sus en un instant
que le Cheikh al-Alawî venait de me montrer la voie à suivre, une voie
que, quelques mois plus tôt, je pensais trouver dans un monastère zen. »[9]
J.-L. Michon savait que R. Guénon s'était installé
au Caire depuis le début des années trente où il était connu de
certains cercles spirituels sous le nom 'Abd al-Wahîd, le « serviteur de
l'Unique ». Il sentit alors qu'il devait également entrer en islam et
y trouver un guide spirituel. Un collaborateur de la revue Etudes traditionnelles dans
laquelle écrivait régulièrement R. Guénon, lui fournit l'adresse en
Suisse de Frithjof Schuon qui dirigeait un groupe d'initiés à la voie
soufie. La plupart, d'origine européenne, étaient des lecteurs de R.
Guénon. Le représentant de F. Schuon à Paris était Michel Mustafa
Vâlsan : « C'est celui-ci qui, avec une grande générosité, suivit et facilita mon apprentissage de la loi musulmane, la sharî'a, base indispensable de la voie spirituelle, la tarîqa, en même temps qu'il me faisait bénéficier de son intimité avec l'œuvre d'Ibn 'Arabî. »[10]
La rencontre avec Frithjof Schuon et la voie spirituelle en islam
C'est donc F. Schuon – le Cheikh 'Isâ en islam –
qui accueillit J.-L. Michon, le reçut en islam et et l'initia à la voie
soufie, celle du Cheikh al-Alawî. Il lui donna son nom en islam : 'Ali
'Abd al-Khâliq. Questionnant son nouveau guide sur l'utilité d'un séjour
en terre musulmane, le désormais 'Ali Michon fut encouragé par lui à se
rendre au Proche-Orient. C'est alors qu'un poste de professeur
d'anglais lui fut attribué au lycée franco-arabe de Damas. Quelques
temps après son arrivée à Damas, à Pâques de l'année 1947, 'Ali put se
rendre pour la première fois au Caire afin d'y rencontrer R. Guénon qui
avait accepté de le recevoir : « Venant lui-même nous ouvrir sa porte, Cheikh 'Abd al-Wahîd, habillé d'une longue tunique (guellabiyya)
m'accueillit d'emblée comme un intime. J'étais fort intimidé, mais il
sut me mettre à l'aise en me donnant des nouvelles d'amis communs, du
Cheikh 'Isâ (F. Schuon), qui lui avait rendu visite en 1939, et de Luc
Benoît, auteur d'ouvrages d'inspiration très guénonienne. Par contraste
avec la rigueur catégorique de ses écrits, avec la sévérité d'une plume
qui pourfendait sans concession les erreurs modernes, les déviations de
l'occultisme et du spiritisme, les dangers de la contre-initiation,
l'humilité rayonnant de sa personne était d'autant plus frappante. »[11]
De retour en Europe, 'Ali s'installa en Suisse et
devint le voisin de F. Schuon. Cette proximité lui permit de profiter
au mieux de ses enseignements spirituels : « Je vécus cinq ans dans
la proximité du maître et de ses plus proches disciples. La richesse des
dons reçus de sa part, sous forme d'entretiens privés ou d'exhortation
et de rappels (mudhâkarât), sous forme de pages manuscrites
destinées à accompagner et alimenter les réflexions des disciples, est
incommensurable... Il nous a ouvert une voie dorée pour la méditation et
le cheminement dans la tarîqa,en pleine conformité avec les enseignements et les conseils qui remontent au Prophète. »[12]
Frithjof Schuon (Suisse, vers 1940)
La maturité et l'œuvre écrite de J.-L. Michon
Devenu musulman depuis quelques années, 'Ali eut à
cœur d'étudier la langue arabe et les sciences islamiques, ce qui le
mena à nouveau à Damas où il rencontra le Cheikh Muhammad al-Hashimî (m.
1961), un disciple algérien du Cheikh al-Alawî. Il rédigea, bien des
années plus tard, une biographie consacrée à cette autorité spirituelle
et traduisit un de ses ouvrages les plus importants en français.[13] 'Ali découvrit auprès du Cheikh al-Hâshimî l'œuvre du grand soufi marocain Ibn 'Ajîba. Il lui consacra sa thèse de doctorat : Le Soufi marocain Ibn 'Ajîba et son mi'râj. Glossaire de la mystique musulmane. Il
s'agit d'une étude précieuse dans laquelle il présente avec une grande
clarté la terminologie en usage dans la mystique musulmane.
Les recherches sur la vie et l'œuvre d'Ibn 'Ajîba
amenèrent J.-L. Michon à séjourner au Maroc à de nombreuses reprises
durant les années 60. Après avoir soutenu sa thèse à la faculté des
lettres et sciences humaines de l'Université de Paris, en novembre 1966,
il conserva un grand intérêt pour le Maroc. Certaines villes, comme
Fès, possédaient alors encore un caractère traditionnel très marqué.
Cela le poussa à accepter une mission de préservation du patrimoine qui
lui fut confiée par l'Unesco. Il mena ainsi entre 1972 et 1980 une
séries de travaux en collaboration avec Titus Burckhardt (m. 1984) afin
de proposer une série de mesures visant à sauvegarder le mode de vie
traditionnel de la médina de Fès ainsi que l'ensemble des
caractéristiques culturelles et spirituelles qui lui sont liées.[14]
Dans un rapport qu'il remit à l'Unesco, J.-L. Michon expose
l'importance de la préservation des arts et des métiers traditionnels en
terre d'islam : « La place importante faite aux arts traditionnels
dans la société islamique vient de ce qu'ils façonnent pour cette
société un cadre de vie conforme à la fois à ses aspirations
spirituelles et à ses besoins matériels, sans séparer les deux domaines,
mais en s'efforçant, au contraire, de les relier, d'unir le beau et
l'utile, l'esthétique et le fonctionnel. La main de l'artisan traduit en
mode visible des réalités subtiles, elle imprime à l'architecture et
aux objets d'usage courant la marque du Message révélé qui a été à
l'origine de l'islam et qui continue de lui insuffler sa vigueur. D'où
la cohésion remarquable des arts musulmans à travers le temps et
l'espace, cohésion qui n'a pourtant jamais exclu la variété des styles
ni la spécificité régionale et locale des productions artistiques. »[15]
Après avoir accompli ces missions, il mit ses
qualités de traducteur et sa connaissance de la langue anglaise au
service de la traduction française d'un ouvrage de haute qualité
concernant la vie du Prophète Muhammad. Cet ouvrage est celui de son ami
et condisciple Martin Lings : Le Prophète Muhammad. Sa vie d'après les sources les plus anciennes. Il est aujourd'hui une des références les plus importantes concernant la Sîra, la biographie traditionnelle du Prophète.
J.-L. Michon et Martin Lings (Le Caire, été 1947)
L'amour que 'Ali portait au Prophète était
intimement lié à son cheminement initiatique à travers le voie soufie.
L'injonction coranique de prendre le Prophète pour modèle spirituel
était essentielle pour lui : « Par sa personnalité, par son
enseignement, par les vertus dont il a donné l'exemple, le Prophète
Muhammad fut le premier des soufis, le modèle qui inspira les mystiques
de toutes les générations ultérieures. Dans la tradition prophétique, la
sunna, les soufis puisent une grande partie des directives et
des conseils qui à tous les moments et dans toutes les circonstances,
aide le chercheur de Dieu à réaliser l'idéal du faqr, de la pauvreté spirituelle. »[16]La
pauvreté spirituelle dont il est question ici, est une notion coranique
importante. Elle représente pour 'Ali l'axe principal de la voie
spirituelle : « Une autre notion coranique qui joue un rôle fondamental dans la quête mystique est celle de la disponibilité pour Dieu – l'équivalent du vacare Deo des mystiques chrétiens –, idée que traduit le mot arabe faqr, signifiant littéralement la ''pauvreté''. De faqr est dérivé le mot faqîr,
terme qui signifie ''pauvre'' et sert à désigner le mystique musulman.
Un verset du Coran (XXXV, 15) dit : '' Ô hommes, vous êtes les pauvres
envers Dieu ; Lui est le Riche !'' Cette énonciation a un sens littéral
et évident : elle constate l'infinité de la plénitude divine et, en face
de cette richesse, l'état de dépendance de l'homme et son indigence
foncière. Mais ce verset contient aussi une exhortation est une
promesse : c'est en effet en prenant conscience de son état de pauvreté
et en tirant toutes les conséquences qu'il implique que l'homme réalise
la vertu d'humilité, qu'il se vide de toute prétention... »[17]
Interrogé sur le message qu'il aimerait laisser aux jeunes générations, il dit, en forme de testament spirituel : « À
mes contemporains, ceux de toutes les générations, je dirai, comme je
me le dis à moi-même : préparez-vous à la rencontre avec Dieu ! C'est
Lui qui nous a gratifié d'un don inestimable : l'intelligence, que
l'homme parmi tous les êtres de la création est seul à posséder. Elle
est le lien avec Lui, elle dirige toutes nos facultés psychiques et
corporelles et, tournée vers le Seigneur suprême, éclairée par sa
lumière, elle donne à chacun la possibilité de mieux se connaître et de
se diriger vers ce qui est bon pour lui. Je dirais aussi : le chemin de
la connaissance de soi ne peut se parcourir qu'en chassant de son âme
les préjugés, les fausses valeurs et les faux dieux qui ont envahi
l'Occident moderne, et en les remplaçant par une fréquentation assidue
des ouvrages et des œuvres qui expriment le sens du sacré et les idéaux
traditionnels. Quant à la voie qui repose sur la pratique d'une
discipline spirituelle et la direction d'un maître confirmé, chacun
devra la chercher, avec le secours de la prière, en regardant vers les
portes, encore nombreuses de nos jours, qui savent s'ouvrir aux âmes
sincères. »[18]
J.-L. Michon et l'auteur (à gauche), au Caire en déc. 2005.
Nul doute qu'un tel message saura atteindre les
âmes de ceux et de celles qui sont touchés par l'appel de l'Absolu. Tous
ceux qui ont approché 'Ali Michon ont pu constater que « la préparation
à la rencontre avec Dieu » se doublait chez lui d'une attention et
d'une générosité admirables envers les autres, tous les autres.
Que Dieu
accueille cette âme qui fit tant d'efforts pour Le trouver.
Rahimahu Allah.
[1] « La découverte d'un chemin de Vérité. Entretien avec Jean-Louis Michon », Terre du Ciel, février-mars 2006, p. 32.
[2] « Tradition in the Modern World », Sacred Web, conférence donnée en 2006.
[3] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 34.
[4] Ibid.
[5] Cet ouvrage parut pour la première fois en 1925.
[6] « Dans l'intimité du Cheikh 'Abd al-Wahid Yahyâ – René Guénon – au Caire, 1947-1949 » dans L'Ermite de Duqqi, Milan, 2001, p. 252.
[7] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 34.
[8] Ibid.
[9] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 35.
[10]Ibid.
[11] « Dans l'intimité du Cheikh 'Abd al-Wâhid Yahyâ... », art. cit., p. 255.
[12] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 36.
[13] Les deux textes ont paru aux éditions Archè sous le titre Le Shaykh Muhammad al-Hâshimî et son commentaire de l'Echiquier des gnostiques, Milan, 1998.
[14]
Plusieurs de ces travaux sont consultables sur le site de l'Unesco.
Voir, par exemple, « Contribution à l'étude de la réhabilitation des
Fondouks », unesdoc.unesco.org/images/0005/000500/050032fo.pdf
[15]Projet de création d'une école de préservation des arts et métiers traditionnels à Fès, p. 1, consultable sur le site unesdoc.unesco.org.
[16]Lumières d'Islam, Milan, 1994, p. 140.
[17]Ibid., p. 138-139.
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